Mon histoire

C'est un soir d'hiver, le 22 décembre 1986, que sont venus au monde Rosario et Samuel. Des jumeaux en bonne santé qui sont accueillis en cette période de fête comme un cadeau venu du ciel. Une mère au foyer aimante et un père strict mais pas moins attentionné, ils sont tous deux élevés dans un cadre qui n'a rien à envier aux autres foyers, bordés par l'emprise évidente de la religion catholique. Avec le temps, chacun adopte son propre caractère, Rosario est cet enfant calme qui trouve toujours de quoi s'occuper sans l'attention de ses parents tandis que Sam est bien plus casse-cou, entraînant souvent son frère dans ses bêtises. Ils sont comme les deux doigts de la main, il est rare de voir l'un sans l'autre et, si Rino est la force tranquille du duo, un peu plus effacé, Sam est indéniablement le plus protecteur, bien décidé à ne pas lâcher le plus fragile des deux d'une semelle.

Entrés dans une école primaire catholique, Rosario se montre très intéressé et bon élève. Samuel lui est un peu plus dissipé mais tâche de suivre l'exemple de son jumeau. Ces caractères à la fois différents et complémentaires s'intensifient au fil des années sans jamais entacher la proximité des garçonnets. On leur inculque les valeurs telles que l'honnêteté, le pardon, l'empathie, et malgré le côté un brin trop rêveur de l'un et téméraire de l'autre, ils les intègrent sans mal. De plus en plus fusionnels, les deux facettes d'une même pièce, les choses auraient pu se poursuivre de la sorte si un événement tragique n'était pas venu bouleverser le petit quotidien tranquille de la famille Trevisani, au cours de l'année 1998. Pire encore : il changea radicalement Rosario.

Une après-midi de mars comme une autre, Gregorio, le père de la famille, emmène ses deux fils alors âgés de onze ans à la fête foraine de la ville. Tous deux sont aux anges, passant d'un amusement à l'autre, se remplissant le ventre de tellement de sucre qu'ils jurent de ne plus manger de bonbons pour les trois prochains mois. Une après-midi fabuleuse, ponctuée par la plus grande tragédie qui aurait pu survenir. Alors qu'ils sont sur le chemin du retour, leur mère attendant impatiemment à la maison, Gregorio ne remarque trop tard le camion qui déboule au coin d'une rue. Qui a raté le feu rouge ? Qu'importe. Après un dérapage totalement incontrôlé, le véhicule se retrouve immobilisé contre un bâtiment, l'avant du camion encastré d'un côté. Et le cri d'un enfant brise le silence de mort qui règne dans l'habitacle. Rino regarde, horrifié, le corps de son jumeau qui semble sans vie. Et il l'est bel et bien. Sans vie. Le sang sur son propre front et sa jambe n'est rien comparé à celui de sa moitié. Moitié dont Rosario sera désormais privé. Samuel est mort, emportant avec lui une partie de son jumeau.

Durant les années qui suivent, le jeune se renferme de plus en plus, il parle de moins en moins et les seules fois où il semble ressentir quelque chose sont quand il a des excès de colère difficilement gérables. Colère qui débouche souvent sur une crise d'angoisse où sa mère, impuissante, ne peut rien faire d'autre que l'enlacer jusqu'à ce qu'il se calme. Mais que peut-elle faire de plus ? Son propre couple bat de l'aile. Elle ne se remet pas de la mort de Samuel et Gregorio porte sur ses épaules toute sa culpabilité, accentuée par la haine de Rino à son égard qui ne peut pardonner à son père ce qui est arrivé. Et il n'y parviendra jamais, tout comme il n'arrivera pas à se remettre de cette moitié qui lui a été brutalement arrachée. On lui avait appris à être un gamin sage, à suivre les principes de l’Église, à aimer son prochain, mais personne ne lui avait appris à vivre sans respirer. C'est à ses quatorze ans que le jeune se mit à mal tourner, enchaînant des péchés jugés par sa religion qu'il remettait sérieusement en doute. Pourquoi lui enlever ce qu'il avait de plus cher alors qu'il avait toujours été respectable ? Quel Dieu honnête faisait ça ? Un questionnement qui se confrontait directement avec sa foi, ne faisant qu'accentuer cette haine qu'il ne savait plus comment extérioriser. Sortir de sa tête semblait être l'option la plus acceptable. Il toucha à l'alcool, la drogue, se faisant régulièrement reprendre par son père, commandant de police, avec qui la relation se faisait de plus en plus tendue. C'est à quinze ans, courant 2001, qu'il commit le péché le plus impardonnable en couchant avec l'un de ses amis. Affront direct tant à ses parents qu'à sa religion qui le poussera dans une guerre interne bien plus compliquée à gérer. Dans le même temps, son père se retrouve avec une mutation pour Stockholm, entraînant avec lui sa femme et son fils.

A ses 19 ans, en 2005, Rosario décide non pas d'intégrer une école de police -comme le souhaite depuis toujours son géniteur- mais plutôt de s'orienter dans l'armée : un moyen de plus de faire royalement chier son père. Après deux ans de service cependant, force est de constater que cet univers ne lui convient pas. Il décide donc de quitter l'armée pour s'orienter tout de même dans une école de police. Il en ressort avec le diplôme deux ans et demi plus tard, à ses 23 ans, et rejoindra l'un des commissariats de la capitale, ne tardant pas à intégrer la brigade qui s'occupe des trafics d'êtres humains et d'organes. Avec les années, le contact est doucement renoué avec sa mère mais reste relativement tendu avec son père. En 2017 il rencontre Lars qui fait partie de la brigade des stups. Tous deux vont entretenir une relation jusqu'à ce qu'il perde la vie en novembre 2019 lors d'une descente parmi un cartel. Les risques du métier disaient certains. Et Rosario qui ne disait rien, encaissant simplement le nouveau deuil d'une personne qui comptait. Parce-que personne n'avait connaissance de leur relation, parce-que Rino tenait à séparer vie privée et boulot, qu'il était bien trop buté et professionnel pour exposer ainsi son intimité. Il n'avait pas le droit d'afficher ce deuil, pas alors qu'ils n'étaient même pas des collègues directs.

Le début d'une descente aux Enfers bien camouflée. Après tout, il tirait souvent la gueule, Trevisani, pourquoi quelqu'un en serait alerté, là ? Pas de sentiment au boulot. On laissait les émotions à la maison. Un principe qu'il avait toujours adopté et qui n'était pas prêt de changer. Le boulot c'est le boulot. Et à nouveau il se refermait plus ou moins consciemment au reste du monde, son esprit repartant dans une hargne folle envers Dieu. Combien de fois avait-il blasphémé au cœur d'une église ? Combien de boîtes de somnifères et anxiolytiques avait-il ingurgité pour supporter ? La simple idée de compter était bien trop terrifiante. Quand début janvier 2020, les mystérieuses disparitions d'une petite ville d'Islande ont commencé à se faire savoir à Stockholm, et que la police d'Hafnor quémandait des agents supplémentaires, Rosario n'a pas hésité une seconde. Que restait-il de toute façon, ici, à part les souvenirs funestes d'un espoir auquel il s'était risqué de croire ? Rien à perdre et le besoin de repartir à zéro. Quel meilleur moyen que de se plonger encore plus dans le boulot ?

Au début du mois de février il posait ses valises dans son nouveau chez lui, accompagné de Phoenix, le Berger Hollandais qu'ils avaient élevé ensemble avec Lars. Se refaire à un nouvel endroit, une nouvelle équipe, une langue complètement abstraite. Pas un problème, il avait toujours été appliqué, Rosario, et il lui en faudrait bien plus pour se démonter.